En 1968, la revue Criminologie était lancée. Une revue unique qui a contribué à l’essor et à la visibilité de notre champ de connaissances au Québec et dans le monde francophone plus largement. À l’époque, le champ criminologique était composé des thèmes tels la criminalité, les « criminels », la police, les tribunaux ainsi que les services correctionnels. Les programmes d’études universitaires reflétaient d’ailleurs cette répartition. Or, la transformation des modes de gouvernance (Braithwaite, 2000) et les changements dans la « topographie » du crime et son contrôle survenus depuis n’ont cessé d’interpeller notre discipline. Ainsi, quarante ans après la naissance de Criminologie, comment le champ est-il structuré ? Quels sont les thèmes transversaux qui unissent nos préoccupations et les rendent pertinentes ? Ces questions sont cruciales au moment où certains se demandent si le tournant « pré-crime » qui s’opère maintenant et favorise la pro-action et la prévention n’entraîne pas nécessairement l’extinction d’une discipline structurée autour de la réaction au crime et donc à un monde « post-criminologie » (Zedner, 2007). C’est ainsi que, dans ce numéro, nous avons voulu réfléchir au champ de la criminologie en demandant, à la suite de Braithwaite (2000) et de Zedner (2007) comment il se structure aujourd’hui.
Ce numéro anniversaire est donc composé de contributions qui nous ont semblé fécondes pour réfléchir à la structuration actuelle de notre discipline. Bien d’autres contributions auraient pu figurer ici et le choix est nécessairement partiel et partial. La voix a été donnée à des piliers de l’École de criminologie de l’Université de Montréal, où la revue s’épanouit depuis sa naissance, à certaines de ses récentes et prometteuses recrues, à des chercheurs qui y ont été de passage, à d’autres qui y ont été formés ou qui y étudient encore et à certains de ses amis d’outre-mer dont les influences ne se démentent pas. Au-delà des liens institutionnels, les contributions rassemblées pour ce quarantième anniversaire participent toutes d’une façon ou d’une autre à la réflexion sur la question de ce que constitue la criminologie d’aujourd’hui.
Sur ce point, Dan Kaminski s’est livré à l’étude de la discipline telle qu’elle est réfléchie dans Criminologie. Il a procédé à une analyse minutieuse de l’imposant corpus que nous célébrons ici, c’est-à-dire l’ensemble des articles publiés dans les soixante-sept numéros de la revue depuis ses débuts. Quantitativement et qualitativement, en analysant les titres et la politique éditoriale, en s’imprégnant de l’ensemble des articles, Kaminski met au jour les tendances qui parcourent Criminologie.
L’une des alliances fondatrices de notre discipline est sans doute celle qu’elle a entretenue avec la biologie. Les deux articles qui suivent soulèvent, sous deux angles très différents, la question du renouvellement des rapports entre la biologie – plus spécifiquement, la génétique – et la criminologie. L’article de René Carbonneau fait ainsi état de la façon dont l’approche développementale et les sciences biomédicales, dont l’épigénétique, tracent dorénavant des pistes d’intervention en criminologie clinique. Ainsi, à travers l’identification de facteurs de risque touchant la vie intra-utérine, l’enfance et l’adolescence et les facteurs environnementaux qui modulent l’expression des gènes, l’intervention criminologique pourrait être appelée à se transformer de façon significative. Il est intéressant de noter que, bien que s’éloignant des approches déterministes à la Lombroso qui ont marqué la naissance de la discipline, la recherche dont fait état R. Carbonneau, tout en étant bien adaptée à l’époque actuelle, place l’étiologie sous le primat de la responsabilité individuelle et sociale. Cet article soulève néanmoins des questions essentielles sur l’objet de la discipline qui seront par ailleurs abordées par une doyenne de la recherche criminologique, Marie- Andrée Bertrand, dans l’article qui clôture ce numéro, comme nous le verrons plus loin.
À la manière des études sociales de la science (social studies of science), Martin Dufresne et Dominique Robert s’intéressent, quant à eux, au mariage de la technologie génétique et de la criminologie. Plutôt que de s’inscrire dans la recherche biologique à la manière de la précédente contribution, ils en analysent plutôt les effets. Plus précisément, ils examinent la façon dont, lors de la mise en forme des lois sur la Banque nationale de données génétiques du Canada, la technologie de l’ADN a été investie de potentiels, presque magiques dans certains cas. Cette façon de mettre en forme les empreintes génétiques n’est pas innocente. Elle provoque deux effets sur lesquels se penchent les auteurs, soit la production d’un système pénal à la recherche de la vérité (par opposition à la recherche de la justice) et la réification des infracteurs en criminels monstrueux. Cela modifie de façon fondamentale le rapport à l’infracteur et au crime.
L’ère « pré-crime » qui se dessine dans le contexte actuel va de pair avec l’importance grandissante que prend la sécurité dans le champ de la criminologie. Ainsi, d’une gouvernance par le crime (Simon, 2007), on passerait maintenant à une gouvernance par la sécurité (Zedner, 2007). Il n’est donc pas étonnant que les trois articles suivants se penchent sur cette question. Dans leur contribution, Massimiliano Mulone et Benoît Dupont se livrent à un exercice de conceptualisation de la place de la sécurité privée au Québec. Bien que privée, cette industrie n’en est pas moins assujettie à des contraintes étatiques. Ainsi, penser la sécurité privée, nécessite de la restituer dans un triptyque aux limites fluides comprenant l’État et la police. De plus, alors que l’on a pu croire qu’il s’agit là d’une industrie qui phagocyte la police publique, les auteurs soutiennent au contraire qu’elle cherche à se tailler une place à l’extérieur de celle-ci.
De son côté, Jean-Paul Brodeur actualise une distinction féconde qu’il a proposée plus tôt entre haute et basse police. À la suite des attaques terroristes récentes, des commissions d’enquête ont déploré le manque d’intégration entre les forces spécialisées en renseignement de sécurité et celles qui s’occupent de renseignement criminel. L’auteur montre que tant leurs cultures, leurs méthodes de travail que leurs objectifs respectifs rendent cette intégration improbable. Plus encore, bien que le recours aux services privés dans le champ de la haute police se soit accru, ces services peuvent difficilement prendre plus d’expansion puisque la haute police constitue une force dont la légitimité et l’autorité symbolique se fondent sur le pouvoir étatique. Et loin de s’effacer, l’État s’affirme en toute puissance depuis le 11 septembre 2001 soutient l’auteur, ce qui contribue désormais à définir les questions adressées à la criminologie.
Pour sa part, Michael Kempa plaide pour la nécessité, à l’heure de la mondialisation, de repenser la police à l’intérieur d’une économie politique de la sécurité humaine. En effet, les défis sociaux, politiques, économiques et écologiques auxquels le monde est confronté appellent selon lui une façon de penser la police qui dépasse les approches réformistes et la survalorisation de l’efficacité technique. Ces contributions posent ainsi, chacune à leur manière, la question du renouvellement de l’objet criminologique.
Enfin, ce numéro est clôturé par une contribution de Marie-Andrée Bertrand qui se veut une réflexion critique approfondie sur l’objet même de ce qu’elle désigne comme la multidiscipline qu’est la criminologie. En retraçant les conditions de possibilité qui ont vu naître la criminologie au Canada, elle montre que, malgré quelques soubresauts dans les dernières années, la criminologie peine à penser son objet et ses limites : le crime. La professionnalisation de la discipline ne serait pas étrangère à cette difficulté puisqu’elle répond à un besoin institutionnel. L’auteure discute d’ouvrages récents qui plaident en faveur soit d’une criminologie non plus définie par le crime, mais bien par le concept de torts (harm), soit encore de contributions qui réaniment un projet politique et axiologique en criminologie, par opposition à une criminologie administrative. La criminologie serait ainsi appelée à prendre des couleurs de zémiologie (du grec zemia, tort) ou encore d’« études sur la justice », deux développements fort prometteurs selon l’auteure.
Tel qu’en témoignent les contributions au présent numéro, l’hybridité du champ criminologique rend son renouvellement certes aisé tant les situations problématiques possibles sont nombreuses. Cependant, les auteurs de ce numéro font aussi dégager jusqu’à quel point les contours, les objets et surtout la cohérence disciplinaire de la criminologie sont en négociation perpétuelle. Quels que soient les développements auxquels nous assisterons dans l’approfondissement de ces questions toutefois, la revue Criminologie continuera à être tant le témoin que l’une des forces productrices des développements de notre discipline. Sur ce, bonne réflexion et longue vie à la revue et à tous ceux qui y ont travaillé, y ont contribué et qui l’ont lue dans les quarante dernières années !
Références
Braithwaite, J. (2000). The New Regulatory State and the Transformation of Criminology. British Journal of Criminology, 40 (2), 222-238.
Simon, J. (2007). Governing through Crime. How the War on Crime Transformed American Democracy and Created a Culture of Fear. New York : Oxford University Press.
Zedner, L. (2007). Pre-Crime and Post-Criminology ? Theoretical Criminology, 11 (2), 261-281.
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